Bastien Dez
Au cours de l’hiver 1916-1917, le haut-commandement français estime essentiel l’engagement des tirailleurs « sénégalais » lors des prochaines offensives. Considérés comme des « troupes de choc », aptes à percer le front ennemi, les combattants d’Afrique noire prennent la direction du Chemin des Dames, sur le front axonais, au début du printemps.
L’appel aux combattants d’Afrique subsaharienne
« Mon intention est d’utiliser désormais, comme combattant, tous les Sénégalais, aptes physiquement, sans distinction de races, ceux qui arrivent de l’Afrique occidentale française et ceux qui reviennent des usines » écrit le général Famin, Directeur des troupes coloniales le 1er mars 1917 (1). Considérés par les autorités coloniales comme un « inépuisable réservoir d’hommes », les territoires d’Afrique occidentale française (AOF) deviennent les principaux espaces de recrutement des combattants d’Afrique subsaharienne envoyés en métropole. L’ancienneté de l’exploration et la richesse des connaissances expliquent également l’importance de cette ponction démographique sur ces terres lointaines d’Afrique.
Cependant, de nombreuses disparités apparaissent lors de l’examen géographique et anthropologique de ce recrutement :
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
La composition des effectifs des BTS en ligne en 1917 (2) | |
Ethnies | Effectifs en pourcentage du total engagé |
Mandingues (Bambaras, Malinkés : Mali) | 37% |
Wolofs (Sénégal) | 10% |
Toucouleurs (Sénégal et Mali) | 9% |
Mossis (Burkina Faso) | 5,5% |
Djermas et Haoussas (Niger) | 5,3% |
Les Bambaras et les Malinkés, originaires du Haut-Sénégal et Niger (actuel Mali), composent la majorité des effectifs des bataillons de tirailleurs sénégalais (BTS) pendant la Grande Guerre et en particulier en 1917. Ces combattants africains ont été classés en deux groupes par le colonel Charles Mangin, dans son ouvrage La Force noire. Selon ce dernier, cette distinction se fonde arbitrairement sur les capacités militaires des ethnies présentes en AOF. Ainsi, le groupe des « races guerrières » réunit principalement les Mandingues, les Bambaras et les Wolofs et celui des « races non guerrières » concentre essentiellement des populations nomades des terres de l’Ouest africain (3).
Ainsi, la crise des effectifs au sein des Armées françaises exige, selon l’Etat-major et les instances politiques, de lever de plus en plus de combattants au cœur des colonies de la métropole. Orchestrés avec les autorités coloniales, mais également avec le concours des chefferies « traditionnelles », ces recrutements suscitent de nombreux soulèvements (automutilations, stratégies d’évitement et de fuites, etc.), telle la « Grande Révolte » de l’Ouest Volta s'étendant de novembre 1915 à septembre 1916.
Dans de pénibles conditions, les jeunes recrues, âgées au moins de 18 ans, rejoignent les ports de l’AOF. Après un voyage périlleux d’une dizaine de jours, les tirailleurs « sénégalais » arrivent en métropole et s’acheminent progressivement vers les camps d’« hivernage » du Sud de la France. L’instruction des nouvelles troupes peut alors débuter.
Au début de l’année 1917, de nombreuses demandes émanant de l’Etat-major sollicitent le Ministère de la Guerre afin qu’il accepte de mettre à disposition des Armées, présentes sur le front du Nord et du Nord-Est, certains contingents coloniaux.
En février 1917, le Ministre de la Guerre, Louis-Hubert Lyautey, inspire les dispositions sur la répartition des troupes d’Outre-mer au sein des différents corps d’Armée pour le printemps prochain :
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Répartition des troupes coloniales aux Armées sur le front Nord et Nord-Est (4) | ||||
Corps d’Armée | Division | Brigade | Régiment | Nombre de bataillons |
1er CAC (6) | 2e Division | 6e Brigade | 22e RIC (5) | 3 |
24e RIC | 3 | |||
308e Brigade | 41e RIC | 2 | ||
43e RIC | 2 | |||
3e Division | 3e Brigade | 7e RIC | 3 | |
5e Brigade | 21e RIC | 3 | ||
23e RIC | 3 | |||
2e CAC | 10e Division | 19e Brigade | 33e RIC | 3 |
52e RIC | 3 | |||
20e Brigade | 53e RIC | 3 | ||
16e Division | 1ère Brigade | 2e RIC | 3 | |
2e Brigade | 5e RIC | 3 | ||
6e RIC | 3 | |||
38e Division | RIC du Maroc | 3 |
En cette fin d’hiver 1916-1917, la répartition des différents BTS au sein des camps d’« hivernage » du Sud de la France et des territoires d’Afrique du Nord et d’Afrique orientale est la suivante :
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Répartition des bataillons de tirailleurs « sénégalais » (7) | |||
Emplacement | Régiment | Bataillon | Observation |
Camp de Fréjus | 57e RIC | 66e BTS | - |
67e BTS | |||
70e BTS | |||
58e RIC | 68e BTS | 80e: en instance de départ pour l’A.O.F. 73e : bataillon de dépôt |
|
69e BTS | |||
71e BTS | |||
5e BTS | |||
6e BTS | |||
27e BTS | |||
28e BTS | |||
29e BTS | |||
80e BTS | |||
40e BTS | |||
86e BTS | |||
73e BTS | |||
Camp du Courneau | - | 43e BTS | 72e : bataillon de dépôt |
44e BTS | |||
51e BTS | |||
54e BTS | |||
61e BTS | |||
62e BTS | |||
64e BTS | |||
65e BTS | |||
48e BTS | |||
63e BTS | |||
87e BTS | |||
88e BTS | |||
72e BTS | |||
En Algérie | - | 31e BTS | 47e : En instance de départ pour Salamine 49e : En instance de départ pour Corfou |
32e BTS | |||
36e BTS | |||
45e BTS | |||
47e BTS | |||
49e BTS | |||
52e BTS | |||
53e BTS | |||
74e BTS | |||
78e BTS | |||
Détachés à Djibouti | - | 34e BTS | - |
77e BTS |
De nombreux tirailleurs « sénégalais » sont dirigés vers l’Algérie et la Somalie française (8) où des mouvements de révoltes et d’insoumission ont éclaté durant l’hiver. Par ailleurs, les 47e et 49e BTS viennent renforcer les effectifs de l’Armée d’Orient présents en Grèce.
Enfin, la répartition des différents bataillons d’étapes de tirailleurs « sénégalais » sur le territoire national au commencement de l’année 1917 s’établit ainsi :
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Répartition des troupes d’étapes des bataillons de tirailleurs « sénégalais » (9) | ||
Service | Bataillon | Cantonnement |
Service de l’Artillerie | 33e BTS | Montluçon |
35e BTS | Toulouse | |
39e BTS | Toulouse | |
56e BTS | Toulouse | |
75e BTS | Toulon | |
82e BTS | Vénissieux | |
83e BTS | Saint Médard | |
Service des Chemins de fer | 81e BTS | Lyon et Chartres |
Aviation | 1ère Cie du 73e BTS | Pau |
Encouragée par l’Etat-major et affirmée par le Ministère de la Guerre, la participation des combattants d’Afrique subsaharienne aux prochaines offensives suscite de nombreux écrits concernant l’utilisation tactique de ces hommes.
L’utilisation tactique des tirailleurs « sénégalais »
L’emploi massif des tirailleurs « sénégalais » en 1916, dont témoigne leur engagement lors des terribles épreuves de la Somme et de Verdun, succède aux premières expériences des débuts du conflit. Dans la théorie, comme dans la pratique, les combattants africains sont considérés par le haut commandement comme des « troupes de choc », capables de peser sur le cours d’un affrontement par leurs aptitudes à enfoncer le front ennemi.
Ces hommes venus d’AOF « constituent de très belles unités fortement encadrées avec des cadres sélectionnés et connaissant leurs Indigènes. La valeur physique de ces contingents, l’attitude martiale de la troupe, l’instruction et la cohésion des unités donnent à ces bataillons un aspect de force impressionnant […]. J’ai la conviction que ces belles troupes feront bonne figure au milieu des troupes [métropolitaines]. » Cette appréciation des dispositions guerrières des tirailleurs « sénégalais » par le général Simonin s’accompagne également d’informations relatives à l’organisation des unités de ces combattants africains (10). Certains officiers souhaitent l’amalgame des troupes « sénégalaises » aux formations métropolitaines espérant ainsi une meilleure coopération des différentes unités présentes sur les théâtres d’opérations. Ces propositions évoquent la formation de bataillons « panachés » constitués de compagnies de combattants métropolitains et de tirailleurs « sénégalais ».
Ces conceptions liées aux potentialités offensives des combattants d’Afrique subsaharienne, présentes dans de nombreux écrits d’officiers français ayant participé aux conquêtes coloniales comme ceux de Charles Mangin, séduisent Robert Nivelle, général en chef des Armées du Nord et du Nord-Est (12 décembre 1916). Le « vainqueur de Douaumont », en renouvelant les plans d’opérations établis par le général Joffre, souhaite que cette prochaine offensive soit la dernière d’une guerre si longue, l’ultime combat menant à la victoire, le point final de cette terrible et sanglante épreuve. « Il faut y aller avec tous [les] moyens et ne pas ménager le sang noir, pour conserver un peu de blanc » écrit-il le 21 janvier 1917 (11). Il expose de nouveau ses intentions le 21 février en demandant à Lyautey, Ministre de la Guerre, que « le nombre d’unités noires mises à ma disposition soit aussi élevé que possible (tant) pour donner de la puissance à notre effectif (que pour permettre d’épargner dans la mesure du possible du sang français) » (12).
De même, le général Blondlat souhaite vivement qu’un nombre important de BTS soit intégré au 2e Corps d’armée colonial qu’il commande. Jugeant que les tirailleurs « sénégalais » rendent « de très bons services », il désire qu’ils rejoignent les théâtres d’opérations le plus tôt possible afin de les « mettre dans l’ambiance du front, les instruire près du terrain où ils vont agir [et] les accoutumer enfin au voisinage des troupes auxquelles [ils] seront ultérieurement amalgamées » (13).
En route pour le Chemin des Dames
A partir du mois de mars 1917, les tirailleurs « sénégalais » quittent progressivement les camps d’« hivernage » du Midi de la France pour rejoindre le théâtre des prochaines opérations.
Vingt BTS de première ligne, « constituant de très belles unités, prêtes à entrer directement en campagne » (14), acheminés des camps du Courneau et de Fréjus-Saint-Raphaël, rejoignent ainsi les unités de la VIe Armée du général Mangin présente au sud du Chemin des Dames (Aisne).
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Départ des bataillons de tirailleurs « sénégalais » vers le front (15) | ||
Armée | Bataillon | Départ |
IIIe Armée (puis VIe Armée) (16) |
5e BTS | Camp de Fréjus |
28e BTS | ||
44e BTS | Camp du Courneau | |
51e BTS | ||
54e BTS | ||
61e BTS | ||
62e BTS | ||
64e BTS | ||
65e BTS | ||
VIe Armée | 6e BTS | Camp de Fréjus |
27e BTS | ||
29e BTS | ||
43e BTS | ||
60e BTS | Camp du Courneau | |
57e RIC – 66e BTS | Camp de Fréjus | |
57e RIC – 67e BTS | ||
57e RIC – 70e BTS | ||
58e RIC – 68e BTS | ||
58e RIC – 69e BTS | ||
58e RIC – 71e BTS |
Lors des premiers jours du mois d’avril 1917, sept BTS de renfort prennent également la direction de la zone des Armées :
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Départ des BTS de renfort vers la zone des Armées (17) | ||
Armée | Bataillon | Départ |
IIIe Armée (puis VIe Armée) |
48e BTS | Camp du Courneau |
88e BTS | ||
92e BTS | Camp de Fréjus | |
VIe Armée | 63e BTS | Camp du Courneau |
87e BTS | ||
86e BTS | Camp de Fréjus | |
89e BTS |
Depuis les premiers jours de l’année 1917, des conditions atmosphériques détestables sévissent d’ordinaire sur les terres de l’Aisne. Le 21 février 1917, Blaise Diagne prie le Ministre de la Guerre (18) de bien vouloir tenir compte des rigueurs du temps, « au plus fort de l’hiver, d’un hiver exceptionnellement froid » (19), et de ne pas engager de tirailleurs « sénégalais » dans aucune opération jusqu’au retour de la belle saison.
Les avertissements du député sénégalais ne peuvent astreindre les instances politiques et militaires à bouleverser la planification du départ des troupes d’Afrique subsaharienne des camps d’« hivernage » vers les champs de bataille du Nord de la France.
(Cliquez sur l'image ci-contre pour faire apparaître et disparaître le tableau)
Informations relatives au départ des combattants africains vers la zone des Armées (20) | ||||
Date d’enlèvement | Départ et numéro de bataillon | Destination | ||
Camp de Fréjus | Camp du Courneau | IIIe Armée (puis VIe Armée) |
VIe Armée | |
20 mars 1917 | 6e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
- | 64e BTS | Creil | - | |
21 mars | 27e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
- | 65e BTS | Creil | - | |
22 mars | 5e BTS | - | Creil | - |
24 mars | 28e BTS | - | Creil | - |
- | 62e BTS | |||
25 mars | 29e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
- | 61e BTS | Creil | - | |
26 mars | 80e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
27 mars | - | 43e BTS | - | Noisy-le-Sec |
30 mars | - | 51e BTS | Creil | - |
31 mars | 44e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
66e BTS | ||||
67e BTS | ||||
1er avril | 54e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
70e BTS | ||||
2 avril | - | 48e BTS | - | Noisy-le-Sec |
68e BTS | - | - | Noisy-le-Sec | |
69e BTS | ||||
3 avril | - | 87e BTS | Creil | - |
63e BTS | - | Noisy-le-Sec | ||
4 avril | 71e BTS | - | - | Noisy-le-Sec |
- | 88e BTS | |||
Le transport des 89e et 92e BTS vers Creil et du 86e BTS vers Noisy-le-Sec organisé initialement les 7 et 8 avril 1917 est ajourné trois jours auparavant. L’instruction de ces unités doit se poursuivre dans les camps du Sud de la France avant leur engagement au cours d’éventuelles opérations au cours de la période estivale. |
Ainsi, quinze jours durant, les tirailleurs « sénégalais » sont acheminés par le réseau de chemin de fer vers les gares régulatrices de Creil et de Noisy-le-Sec en banlieue parisienne. Ils rejoignent progressivement leurs cantonnements à proximité de la zone des Armées dans l’attente de leur départ vers les premières lignes du front de l’Aisne, avant d’affronter l'intensités des bombardements, les souffrances des aléas climatiques et d’arpenter les crêtes du Chemin des Dames lors d’une offensive désormais imminente.