Bastien Dez
Au fil de l’hiver 1916-1917, les tirailleurs « sénégalais » rejoignent les camps d’instruction du Sud de la France, d’Afrique du Nord et certains ateliers de la métropole. Cette pratique dite de l’« hivernage » consiste à préserver ces combattants coloniaux des rigueurs de l’hiver, à les former aux rudiments militaires et les associer à l’effort de guerre du pays.
L’arrivée dans les camps du Sud de la France et d’Afrique du Nord
A l’automne 1916, les combattants des bataillons de tirailleurs « sénégalais » (BTS), relevés du front, s’acheminent progressivement vers les camps d’« hivernage » du Sud de la France et d’Afrique du Nord. Ces effectifs coloniaux se composent de 23 BTS ayant participé aux opérations militaires de la Somme et de Verdun au cours de l’été 1916, mais également de 15 BTS de renfort dont l’instruction militaire est à compléter. Sur ces 38.000 hommes d’Afrique subsaharienne retrouvant les nouvelles recrues venues des terres africaines, 6.000 rejoignent l’Algérie, 15.000 sont placés dans le Camp du Courneau – nouvellement créé sur la commune de La Teste de Buch dans le département de la Gironde – et enfin, 17.000 Tirailleurs « sénégalais » gagnent les camps de Fréjus-Saint-Raphaël.
Durant l’hiver 1916-1917, la répartition des différents BTS au sein des camps d’« hivernage » du Sud de la France et des territoires d’Afrique du Nord est la suivante :
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Destinations des bataillons de tirailleurs « sénégalais » (1) | |
Bataillon | Destination |
32e BTS | Algérie, via Fréjus |
34e BTS | |
45e BTS | |
52e BTS | |
74e BTS | |
78e BTS | |
31e BTS | Camp du Courneau puis Algérie |
43e BTS | Camp du Courneau |
48e BTS | |
49e BTS | Camp du Courneau puis Algérie |
51e BTS | Camp du Courneau |
54e BTS | |
61e BTS | |
62e BTS | |
63e BTS | |
64e BTS | |
65e BTS | |
77e BTS | |
87e BTS | |
88e BTS | |
44e BTS (de renfort) | |
53e BTS (de renfort) | Camp du Courneau puis Algérie |
72e BTS (de renfort) | Camp du Courneau |
57e RIC (2) – 66e BTS | Camp de Fréjus |
57e RIC – 67e BTS | |
57e RIC – 70e BTS | |
58e RIC – 68e BTS | |
58e RIC – 69e BTS | |
58e RIC – 71e BTS | |
5e BTS | |
6e BTS | |
26e BTS | |
27e BTS | |
28e BTS | |
29e BTS | |
36e BTS | Camp de Fréjus puis Algérie |
40e BTS | Camp de Fréjus |
47e BTS | Camp de Fréjus puis Algérie |
60e BTS | Camp de Fréjus |
73e BTS | |
80e BTS |
Au cœur de ces camps d’« hivernage » se suivent de nombreux baraquements de bois pouvant accueillir près d’une centaine de soldats. Succédant aux camps de toile dressés sur les plages méditerranéennes, les baraques Adrian s’accompagnent d’installations annexes (cuisines, réfectoires, postes de surveillance, infirmeries, etc.). Ces infrastructures demeurent toutefois dans un état déplorable qui témoigne des difficultés de la « planification de guerre » que les instances militaires et politiques tentent néanmoins de corriger.
Encadrer, surveiller et « instruire »
Ces mois d’« hivernage » dans les camps du Sud de la France et d’Afrique du Nord sont consacrés principalement à l’instruction des troupes coloniales. Les combattants d’Afrique subsaharienne, tout comme les hommes venus des Antilles françaises, de Madagascar, des terres indochinoises et de la Nouvelle Calédonie, se perfectionnent aux rudiments du métier militaire lors de sévères entraînements : maniement des armes, formation et simulation d’attaques au de tranchées fictives, etc. Parmi les tirailleurs « sénégalais » présents dans ces camps, cohabitent de nombreuses ethnies parlant des langues différentes. Pour une meilleure compréhension des directives émanant du commandement, un langage commun proche du bambara, le « Français-Tirailleur » qui a été popularisé par le célèbre « moi y’a dit », est alors enseigné aux recrues africaines. Toutefois, ce sabir, sorte de Français simplifié et déformé, ne témoigne t-il pas aussi d’une certaine dérision exprimée par les autorités militaires à l’égard de ces combattants coloniaux ?
Les programmes d’instruction des troupes d’Outre-mer établis par le général Simonin insistent sur la nécessité de « maintenir une rigoureuse discipline » dans les camps d’« hivernage » et de « veiller strictement à l’hygiène » des combattants (3). Ces préoccupations du haut-commandement témoignent de l’état sanitaire médiocre – si ce n’est catastrophique – des camps du Sud de la France et d’Afrique du Nord.
De nombreuses affections pulmonaires sont constatées au Camp du Courneau, où le personnel médical accueille près de 16.000 combattants en décembre 1916 (4).
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Situation sanitaire au Camp du Courneau en novembre 1916 (5) | ||
Dates | Nombre d’entrées à l’hôpital | Nombre de décès |
Du 1er au 7 novembre | 144 | 12 (8,33%) |
Du 8 au 14 novembre | 149 | 5 (3,36%) |
Du 15 au 21 novembre | 134 | 11 (8,21%) |
Du 22 au 28 novembre | 138 | 14 (10,1%) |
Du 29 novembre au 5 décembre | 176 | 39 (22,2%) |
Elu en 1914 député du Sénégal, Blaise Diagne ne cesse de dénoncer ces situations dramatiques au cours de l’hiver 1916-1917. Il évoque une série d’incidents à Ténès en Algérie – « insuffisance de nourriture, mauvais traitements, surmenage, manque de soins, manque de précautions au regard de l’hiver, violence des préjugés » (6) – contestés par le général Capdepont, Commandant de la Division d’Alger. La Direction des troupes coloniales demande – plus qu’elle n’impose – le ménagement des hommes lors de conditions climatiques difficiles, l’amélioration des baraquements des camps d’« hivernage » (pourvus d'un chauffage suffisant) et une alimentation soucieuse des goûts des combattants africains.
En avril 1917, le général Capdepont se soucie du moral de « ses » Africains : « les hommes paraissent se ressentir de l’éloignement de leur famille. Ils ont l’air rêveur, soucieux, et l’allure nonchalante, paresseuse même. » (7) La pratique de distractions, de jeux et d’exercices variés et attrayants permettent aux combattants d’échapper à cette tristesse et ce découragement ; les quelques pas de danses africaines succèdent aux représentations données au « théâtre des armées ». Toutefois, les activités et les loisirs des troupes coloniales sont étroitement contrôlés par les autorités militaires. Seules les sorties les jeudis et dimanches sont autorisées pour les tirailleurs « sénégalais ». Une permission de dix jours leur est aussi accordée avant leur départ pour les différents théâtres d’opérations. Ces précieux instants sont l’occasion d’une rencontre, d’un attachement mais également d’une compassion certaine entre la France et ses colonies, comme en témoigne l’émouvant récit de l’artiste Lucie Cousturier (8).
Dans les ateliers métropolitains
Au cœur des villes de garnison, des usines ou des ports du Midi de la France, des tirailleurs « sénégalais » ne partagent guère les pénibles réalités de la vie quotidienne de leurs frères d’armes présents dans les camps d’« hivernage ». A l’automne 1916, 12.000 « tirailleurs-travailleurs » appartenant aux BTS dits « d’étapes » sont affectés à des travaux de manutention et participent ainsi à l’effort de guerre au sein des ateliers de la métropole. Leurs conditions d’existence demeurent bien meilleures que celles des combattants: salaires régulièrement versés, honnêtes conditions d’hébergement, facilité des déplacements. Cependant, dès le printemps, certains travailleurs sont dirigés à proximité des premières lignes du front, veillant notamment à l’acheminement des matériels et à l’entretien des voies de chemin de fer.
Durant cet hiver 1916-1917, la répartition des différents bataillons d’étapes de tirailleurs « sénégalais » sur le territoire national est la suivante :
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BTS attachés au 1er Sous-secretariat d’Etat à l'Artillerie (9) | ||
Bataillon | Affectation | |
33e BTS | Montluçon | |
35e BTS | Toulouse | |
38e BTS | Saint-Chamas | |
39e BTS | Toulouse | |
42e BTS | Montluçon | |
56e BTS | Toulouse | |
75e BTS | Toulon | |
82e BTS | Vénissieux | |
83e BTS | Moulins | |
84e BTS | Sorgues | |
85e BTS | Moulins | |
BTS attachés au 2e service des Chemins de Fer | ||
Bataillon | Affectation | |
81e BTS | Lyon – Chartres |
Cette véritable main d’œuvre militaire composée de tirailleurs « sénégalais » reste sous l’étroite surveillance de la Direction des troupes Coloniales, concernant particulièrement les espaces de cantonnements. Au commencement de l’année 1917, les meilleurs éléments, tout comme les volontaires et les « anciens » tirailleurs des bataillons d’étapes constituent progressivement de nouvelles forces combattantes, acheminées vers les camps d’« hivernage ». Dans les ateliers de la métropole, Indochinois et Malgaches succèdent aux travailleurs « sénégalais ». Cette évolution, motivée par la détermination du grand quartier général, témoigne d’un possible engagement des tirailleurs « sénégalais » au cœur d’une prochaine offensive.