Eric Mansuy
Dès les premiers combats d’août 1914, les combattants français blessés ont l’occasion de faire l’expérience des vicissitudes d’évacuations qui s’avèrent plus ou moins aléatoires. Pour les soldats qui luttent dans les Vosges, et qui servent au sein de la 1ère Armée, il n’est pas rare, loin s’en faut, de monter dans un train vers une destination inconnue après avoir reçu des soins prodigués par les services de santé de l’unité (bataillon ou régiment), de la Division ou du Corps d’Armée. L’un de ces très nombreux blessés, un marsouin, est de ceux qui vont être évacués vers ces hôpitaux de l’arrière…
Léon P., soldat du 5e Régiment d’Infanterie Coloniale, âgé de 24 ans, a la chance de survivre au premier mois du conflit. Son unité, formant avec le 6e R.I.C. la Brigade Coloniale, est en effet terriblement éprouvée à Walscheid et Saint-Léon (les 19-20 août 1914), à Montigny (le 23 août), à Ménil et Anglemont (le 24 août), puis entre Saint-Benoît et le col de la Chipotte (à partir du 26 août) : au 1er septembre 1914, le régiment déplore déjà 117 tués.
Le 4 septembre 1914, le 5e Régiment d’Infanterie Coloniale s’établit à Larifontaine, au Nord-est de Jeanménil, et au Haut-des-Chênes. Sa mission est de tenir cette ligne de défense, à l’Est de Rambervillers. Larifontaine et le Haut-des-Chênes sont la cible d’un violent bombardement, au cours duquel le 5e R.I.C. subit des pertes élevées : en ce jour et le lendemain, 5 septembre, 6 officiers et près de 300 hommes sont mis hors de combat (1).
Le soldat Léon P., grièvement blessé, est du nombre. Il est alors évacué sur l’Hôpital Auxiliaire n° 8 de Vesoul, qui se trouve dans les locaux de l’Ecole Normale d’Institutrices et offre une capacité d’accueil de 160 lits.
Louis Bodineau, qui avait demandé et obtenu un poste dans cet hôpital grâce au Comité central de la Croix-Rouge, a l’occasion de suivre et de décrire l’évolution – et la rapide dégradation – de l’état de santé de Léon P. Les lignes qui suivent sont tirées de sa thèse de médecine, Quelques observations de blessures de guerre recueillies à l’hôpital auxiliaire n°8 de Vesoul (1914-1915) (Paris, A. Maloine et Fils éditeurs, 1916, 96 pages).
Dans leur crudité, et à travers leur description de l’agonie d’un homme dans la fleur de l’âge, elles nous rappellent à la brutale réalité des combats, des blessures infligées ou subies, des souffrances endurées.
OBSERVATION XXIII
P., Léon, 5e régiment d’infanterie coloniale.
Entré le 5 septembre 1914.
Blessé le 4 septembre.
A été atteint par trois projectiles, éclats d’obus ou balles de shrapnell :
1° Séton de l’avant-bras droit, fracture du cubitus ;
2° Plaies pénétrantes abdominales :
Il existe à la base du thorax, du côté gauche, non loin de la ligne axillaire et en arrière d’elle, deux orifices recouverts d’une croûte noirâtre, un peu plus grands qu’une pièce d’un franc.
Au niveau du flanc droit, à peu près à égale distance entre la douzième côte et la crête iliaque, un orifice de dimensions un peu plus grandes.
A son entrée à l’hôpital, le blessé est dans un état de shock très prononcé : le faciès pâle, les yeux excavés, le pouls faible, hypotendu, à peine comptable, a des intermittences.
La ventre est tendu, douloureux.
Pas de selle, pas de gaz, pas de vomissements. Urines non sanglantes.
Le soir : température 39 degrés. Pouls 140.
Traitement. - Diète absolue. Position demi assise. Glace sur le ventre.
Sérum : 500 grammes. Huile camphrée. Caféine.
Opium : 0 gr. 10 par 0 gr. 01.
6 septembre. - Ballonnement du ventre localisé à la région sous-ombilicale.
Température 37°5. Pouls 120, sans intermittences.
7 septembre. - Le ballonnement du ventre, toujours localisé, semble un peu moins marqué. Le blessé dit avoir rendu quelques gaz.
Température 39 degrés. Pouls 120.
Même traitement, plus ½ centigramme de morphine la nuit.
8 septembre. – Ventre un peu plus souple, quelques gaz.
Température 39°2. Pouls 120, instable.
On donne au blessé un peu d’eau et du lait par cuillerées toutes les heures.
10 septembre. - Le ballonnement du ventre a totalement disparu, mais on perçoit à la palpation, dans le flanc gauche, une voussure allongée.
Température 39 degrés. Pouls 120, très mauvais.
La faiblesse du blessé est extrême.
Décédé le 12 septembre 1914.
(1) Le médecin aide-major Gautier, du 3e bataillon du 163e Régiment d’Infanterie, a consigné dans son carnet, ses souvenirs de ces quelques terribles journées. Son témoignage concernant la journée du 4 septembre apporte un intéressant éclairage sur les carences du service de santé au 5e R.I.C. :
« Le lendemain, 2 septembre [1914], nous occupons le plateau de Larifontaine, position désastreuse, tout à fait découverte. On a l’impression qu’on se meut dans le vague, et les conversations vont leur train. La situation générale n’est, paraît-il, pas bien bonne. […]
Le 3, nous attendons toujours des ordres, et les obus pleuvent. Peu d’action. Le soir venu, on retraite sur Jeanménil dans la plus grande confusion, fantassins, artilleurs, Génie, canons, voitures de toutes sortes.
Le 4 au matin, on réoccupe Larifontaine. […] Devant rester à mon P[oste de] S[secours] pour recevoir les blessés qui affluent, je confie notre commandant à un médecin du 5e régiment colonial qui a perdu son unité, avec ordre de le faire transporter le plus loin possible, au moins Housseras. Je suis très affairé, et la besogne est rude, quand l’ordre me parvient de me rendre à la ferme du Haut des Chênes : ce sont les avant-postes. […]. »