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Marine Duponchel
Le contexte médiatique qui se développe depuis la fin du XIXe siècle habitue l’opinion à réclamer des preuves par l’image. On cherche à se représenter les choses et les situations, à les visualiser. Rapidement les gravures, les « images rhétoriques » ou les dessins ne suffisent plus à contenter la curiosité de l’arrière et la guerre doit être visible.
Les premières images de la guerre
Mais les premières images photographiques de la guerre sont très « propres » : on ne montre ni les batailles ni les réalités de la guerre. En fait, les seules images de combat qui circulent sont des dessins épiques comme ceux de Carrey où la victoire est mise en avant, exactement dans la lignée des peintures du XIXe siècle. Les photographies, qui sont diffusées à l’arrière, mettent en scène les discours selon la tradition. Elles témoignent de la puissance des Alliés qui se matérialise par la démonstration des exercices, des manœuvres ou des défilés militaires. Le quotidien du soldat apparaît relativement confortable, proche de la vie en caserne et relativement rassurant puisque la plupart d’entre eux ont déjà côtoyé cet univers militaire lors de leur service obligatoire.
Il est peut-être utile de rappeler qu’au début du conflit, les appareils photographiques ou les caméras ne sont pas encore malléables. Il est ainsi plus facile de photographier des entraînements que des faits sur le vif : la lumière est meilleure et la maniabilité plus évidente. Souvent ces montages sont d’ailleurs bien décelables : les angles de vue montrent que le photographe n’aurait pas pu s’exposer aussi dangereusement si la séance avait eu lieu en plein feu ! Il faut d’autre part attendre février 1915 pour que l’armée française reconnaisse concrètement l’utilité du cinéma. A l’initiative de deux lieutenants de réserve, Jean Louis Croze et Pierre Marcel, la section cinématographique de l’Armée (SCA) est créée. En avril suivant, la section photographique de l’Armée (SPA) voit le jour à son tour. Ces deux organismes fusionnent au milieu de la guerre, en janvier 1917, en section photographique et cinématographique de l’Armée (SPCA) par souci d’efficacité.
En parallèle, une véritable « presse hagiographique », selon l’expression de Joëlle Beurier, se développe. Elle s’applique là aussi, selon la tradition, à montrer des portraits officiels des chefs de l’armée. Plusieurs portraits du chef des armées Joffre sont par exemple publiés. Ces images laissent transparaître assez peu d’émotion ou de spontanéité car les portraits sont posés et clairement orientés pour rappeler aux lecteurs, non sans fierté, que les stratèges français sont assurément qualifiés et sont à eux-seuls des gages pour la victoire.
Guerre de position et tournant d’authenticité
Néanmoins l’enlisement du conflit et l’enracinement dans la guerre de position créent dès le début de l’année 1915 de nouvelles conditions de production et de réception de l’information. L’opinion veut non seulement savoir mais cherche désormais à visualiser ce qui se passe. Puisque les opérateurs de presse et de cinéma ne sont pas autorisés à travailler sur le front – la menace étant trop importante pour l’intégrité militaire – et parce que ces métiers manquent de moyens financiers, le journal Le Miroir propose audacieusement à ses lecteurs de participer à la mise en place de l’information en devenant eux-mêmes acteurs du schéma de communication entre la guerre et l’arrière. Pour cela, le magazine organise des concours photographiques qui offrent des prix aux meilleurs clichés. Sa première annonce est publiée dans le numéro du 14 mars 1915 et précise que pour gagner, les clichés doivent être basés sur la véracité des faits, sans montage.
Grâce aux mutations techniques, les appareils photographiques sont désormais transportables et plus faciles d’utilisation. On peut de mieux en mieux développer ses propres clichés, ce qui encourage davantage l’amateurisme. En allant chercher les images sur le terrain par l’intermédiaire de ses lecteurs amateurs, Le Miroir transforme littéralement la photographie. Celle-ci devient une preuve à part entière de l’actualité qui montre de manière réaliste les événements et le conflit. En trois ans et demi, ce journal (créé en 1910) passe de 300 000 exemplaires à plus d’un million de numéros par semaine. Cette audience rend compte de l’intérêt du public pour le sensationnel ainsi que le développement d’un véritable « marché » autour de guerre. Ces clichés permettent notamment de « brosser le décor » du front en projetant directement le lecteur sur le champ de batailles. Les vues panoramiques des forêts dévastées de Verdun en 1916 donnent le ton : la guerre de position abolit l’image traditionnelle du combat et prend une nouvelle dimension avec la destruction et la déformation des paysages.
Progressivement, le pouvoir émotionnel de la photographie est récupéré pour prouver que la France, à l’image de la nature, souffre intensément de l’oppression allemande. Des villages entiers disparaissent et de nombreuses photographies de villes dévastées sont diffusées dans les journaux : on insiste beaucoup sur les destructions matérielles et symboliques comme celle de la cathédrale de Reims qui fait l’objet de plusieurs doubles pages dans les magazines. La photographie est alors consciemment manipulée pour défendre et justifier la résistance des Français, victimes des attaques ennemies. Si ce média constitue une véritable ouverture sur les événements du front, la photographie ne propose que des arrêts sur image qui ne rendent pas vraiment compte du mouvement, ni de l’action dans l’instant T. Pour tenter de remédier à cette immobilité et rendre l’illusion du mouvement, les professionnels multiplient les prises de vue. Ceci permet par ailleurs de renforcer le caractère sensationnel de ces clichés.
Montrer l’inimaginable
Mais plus encore que l’action et la destruction, la guerre c’est la mort, la violence et la mutilation des corps. Le traitement plastique de ces aspects est grandement problématique pour les spécialistes de la communication. D’abord parce que la censure est formelle : on l’a dit plusieurs fois, l’opinion ne doit pas se décourager face à la brutalité de l’ennemi. Mais surtout parce que le public n’est pas préparé à voir la mort. Il n’y a jamais été réellement confronté. Avant le début du conflit, seul l’Illustration a publié entre 1911 et 1913 des images de cadavres. Ceci dit, la portée ciblée de ce journal, principalement lu par une élite bourgeoise, n’a surement pas réussi à populariser ou habituer la population à la mort en images.
Montrer la mort est difficile, alors montrer ce que les Français ne peuvent pas imaginer l’est encore plus. Sur le champ de bataille, on meurt au hasard, sans nécessairement se battre contrairement à ce que tous les clichés épiques du traditionnel corps à corps racontent. Au contraire, la modernisation de l’artillerie, l’apparition de nouvelles armes comme les gaz ainsi que les nouvelles formes de combat bouleversent la manière de mourir. Comme les arbres de Verdun, les hommes sont mutilés, ils meurent en morceaux, ils sont perdus, anonymes et abandonnés. La mort n’est plus héroïque, elle est brutale et collective, elle est déshumanisée.
Alors pour ne pas déstabiliser violemment l’opinion, les médias font en sorte d’accompagner progressivement le public. Dans un premier temps, on ne montre pas directement la mort. On y fait allusion au travers des cartes postales pour illustrer le deuil et la tristesse des familles qui pleurent leurs hommes. On rend la mort pittoresque et on la fantasme, on la détourne. Par exemple, le Miroir propose un petit reportage sur « les tombes d’une touchante ingéniosité ». Ces clichés montrent des tombes de fortune où les croix sont toutes originales et fabriquées par les combattants : croix de Lorraine, en bout d’obus, avec des fleurs… Ensuite, à mesure que le conflit s’installe, les corps sont de plus en plus nombreux et caractérise l’actualité de la guerre. Au départ, les victimes que l’on accepte de montrer sont uniquement allemandes : un peu comme s’il n’y avait pas de pertes chez les Alliés. Ainsi, après la bataille de la Marne, les journaux ne publient que le bilan des victimes adverses. On préfère parler de la mort des animaux, des chevaux de cavalerie, plutôt que de celle des troupes alliées. Mais ce discours est vite rattrapé par la réalité des faits. Progressivement, les seuils du montrable sont repoussés jusqu’à ce que le public français accepte concrètement les conditions de la disparition tragique de ses propres soldats.
Ainsi « montrer la guerre » n’est pas évident. L’image, en tant que vecteur visuel de différents points de vue, rend compte de l’actualité et du conflit de bien des manières. On peut choisir de montrer l’armée mais aussi choisir de montrer les débordements que le conflit provoque entre dévastations matérielles et lourdes pertes humaines. Pour satisfaire la curiosité et les demandes du public, les médias les plus ingénieux n’hésitent pas à tordre le cou aux représentations traditionnelles et aux pratiques classiques de l’information. La guerre devient un formidable accélérateur des techniques et des procédés médiatiques. On se rend bien compte que l’image, partagée entre l’information et sa manipulation, est un parti pris qui supporte un discours mais qui répond aussi à une véritable logique commerciale. Car montrer la guerre, c’est aussi la vendre au travers des journaux, des photographies et des films. C’est l’acheter, la regarder, l’accepter.