Marine Duponchel
L’une des premières préoccupations du gouvernement qui entre en guerre le 3 août 1914 est d’être suivi et supporté par son peuple. Il faut que les hommes acceptent de porter l’uniforme pour aller se battre mais il faut aussi que les populations civiles acceptent le sacrifice quotidien lié aux manques matériels et aux pertes humaines. De nombreuses images sont utilisées pour fabriquer et diffuser « l’état de guerre » car pour gagner, tous les Français, qu’ils soient mobilisés ou pas, femmes, enfants ou vieillards doivent y participer.
Contrôle et orientation des discours
Dès le début du conflit, les autorités politiques et militaires savent à quel point le recours aux images peut être efficace pour orienter les discours et encourager la confiance de l’opinion. Dans un premier temps, il s’agit surtout de contrôler l’information pour ne pas divulguer d’indices stratégiques aux ennemis. Le souvenir de la guerre de 1870 est encore très présent à l’esprit des militaires et l’Etat major redoute des fuites qui s’avèreraient fatales. Des bureaux spéciaux sont rapidement mis en place. Ils sont chargés de filtrer le contenu des messages, de contrôler la portée des images et de veiller à ce que le secret militaire soit intégralement respecté. Leur deuxième mission est de faire en sorte que les messages diffusés par la presse ou par les particuliers ne perturbent pas le moral des Français. La défaite est inenvisageable ! Et quelle qu’elle soit, l’image doit proclamer la puissance de la France. Cette « bonne image » doit résonner en chacun mais également rayonner au-delà des frontières : il faut impressionner l’adversaire et tenter de convaincre les pays neutres de notre supériorité. Pour Jean-Jacques Becker, la guerre s’est ainsi prolongée sur les territoires étrangers au travers d’affrontements virtuels.
Néanmoins, le concept d’une « guerre des images » reste à nuancer car la portée médiatique de ces films ou de ces photographies se limite à des réseaux spécifiques et n’a pas conditionné le déroulement ni l’issue du conflit. L’image s’impose comme un vecteur politique de premier ordre et sert de référent au moral de la nation. Les discours qui l’accompagnent emploient fréquemment la première personne du pluriel dans lesquels il s’agit d’insister sur l’idée de guerre générale et de rappeler à chacun qu’il est, d’une manière ou d’une autre, concerné personnellement. On peut notamment lire « nos enfants, nos soldats, nos héros » sur les affiches ou les cartes postales du moment.
Enfin, il est intéressant de noter que l’Etat est loin d’être le seul à promouvoir cette victoire. En France, par exemple, mais aussi en Grande Bretagne ou en Allemagne, les professionnels du cinéma s’organisent pour produire de véritables films patriotiques. Le cinéma français, quelque peu oublié par la censure militaire qui n’a pas envisagé tout de suite le rôle qu’il pouvait jouer, est très bouleversé par le début de cette guerre. Compte tenu du manque de moyens financiers et du manque de personnel réquisitionné par l’armée, la production s’effondre. Mais après cinq mois d’interruption et sous l’impulsion de Léon Gaumont, les portes des salles de projection se rouvrent progressivement. Toujours dans l’optique de rassurer l’arrière et de maintenir un moral élevé, le cinéma participe pleinement à l’effort de guerre. Son audience est de plus en plus forte. Il exalte les grandes vertus nationales telles que le courage et il exhibe les symboles patriotiques comme le drapeau, l’uniforme ou les hymnes nationaux. En décembre 1914, le théâtre du Bataclan retrouve son public avec un spectacle très militant intitulé Pour le drapeau. Ce genre de programme se multiplie ensuite rapidement : dès février 1915, on peut voir la Revue tricolore au Moulin Rouge ou en avant aux Folies bergères.
Mobiliser et unir l’opinion
L’autre aspect de ce discours optimiste consiste à désigner distinctement l’ennemi et à fabriquer des stéréotypes que tous les Français, et plus globalement les Alliés, pourront mépriser. En l’occurrence, cette haine de l’Allemand n’est pas nouvelle et se trouve directement liée au thème de la revanche qui stimule l’opinion française depuis la défaite de 1871, la perte de l’Alsace et d’une grande partie de la Lorraine. De nombreuses cartes postales illustrent le caractère « français » de ces provinces perdues et rappellent combien il est légitime de les récupérer. La série « usages et coutumes d’Alsace » illustrée par Peter Kauffmann est, entre autres, grandement diffusée et confirme combien ce sujet est poignant.
Plus encore que ces provocations patriotiques, le martelage médiatique de la figure de « l’ennemi Allemand » est considérable. L’image permet d’élargir le public : les enfants deviennent par exemple une cible privilégiée des images scolaires ou des projections cinématographiques. On entretient par l’image la rancœur et l’on façonne des opinions contre « l’Allemand ». En réalité, « désigner l’ennemi » n’est pas forcément évident car la censure interdit sa représentation. On n’a pas le droit d’utiliser son uniforme ou de le mettre en scène car il s’agit une fois encore de protéger l’opinion sans effrayer ni traumatiser. L’ennemi ne doit pas impressionner, il ne doit pas faire peur. C’est pourquoi dans de nombreux films, il est moqué, ridiculisé ou encore bestialisé. Et s’il apparaît physiquement assez rarement, tout un lexique spécifique autour du personnage prend forme : il est question du « boche » et ses « bocheries ». Stupide, militaire jusqu’à la moelle et grossier, ses gestes sont toujours malhabiles, ses sourires grimaçants et sa moustache en croc.
Enfin, ces images glissent parfois vers la diabolisation d’une Allemagne monstrueuse et inhumaine, capable des pires barbaries. Les cartes postales n’hésitent pas à montrer les trahisons ou les « atrocités » allemandes : un drapeau blanc cache en réalité une mitrailleuse ou pire, de nombreuses représentations comme celles de Francisque Poulbot montrent des enfants aux mains ou jambes coupées. On pousse plus loin encore cette haine de l’ennemi en falsifiant parfois des documents. C’est l’exemple de la récupération d’une photographie qui avait été prise lors de l’inhumation de victimes juives massacrées en 1905 par l’armée russe que l’on diffuse comme le crime barbare des Allemands en Pologne.
Fabrication de l’ennemi national
La fabrication d’un ennemi national et commun aux Alliés aussi monstrueux permet de rappeler fréquemment à l’opinion les raisons de cette guerre et ses motivations profondes. Durant cette période, les images sont autrement utilisées afin de mobiliser et d’unir les Français. N’importe quelle division ou opposition menaçant l’équilibre national s’efforce d’être gommée. On parle avec beaucoup d’« images » : métaphores, allégories, personnifications permettent de toucher le plus grand nombre et fédérer l’opinion, toujours sans choquer ou traumatiser. On fait la guerre partout, même à l’arrière.
Cette mobilisation générale passe notamment par la solidarité financière. Pour financer cette victoire, les Français sont invités à verser leur or pour la première fois dès le mois de juillet 1914. Une importante campagne par voie d’affichage est élaborée. L’affiche qui n’était que publicitaire est récupérée par l’Etat pour diffuser à grande échelle et toucher le plus de monde. On fait appel aux talents des dessinateurs et aux plus connus du moment pour illustrer ces appels à l’emprunt. On s’adresse à tous les citoyens, du soldat jusqu’aux personnes âgées. Il n’est pas inintéressant d’ailleurs d’étudier les stratégies de communication qui passent justement par l’image.
La plupart de ces affiches ont été reproduites sur des cartes postales qui ont, elles-mêmes, été librement distribuées aux soldats. Grâce à la franchise militaire adoptée par décret en aout 1914, la gratuité des envois du front vers l’arrière permet de sensibiliser directement les proches des combattants. On peut noter que cet appel médiatique a été efficace car finalement presque la moitié du conflit a été financée par l’emprunt. D’autre part, l’utilisation de l’image a permis de s’adresser clairement aux différentes parties de la population en prenant soin de mettre en scène chacune d’elle. On peut le voir au travers de la mobilisation des femmes ou des enfants.
Véritable enjeu politique, l’image apparait comme un support médiatique qui se diffuse rapidement et qui touche un large public. Le choix et l’orientation de ces images élaborent un climat de guerre générale contre un ennemi féroce mais « inférieur ». Les images véhiculent ainsi des thèmes patriotiques nécessaires pour fédérer l’opinion et assurer l’union entre les soldats, les politiques et les civils. Mais cette approche optimiste, pratiquement manichéenne, ne renvoie qu’à un seul aspect de la guerre, préservée du front et donc, des combats et de la violence. Parler des images et de la guerre, c’est également s’interroger sur la ou les manières de la montrer.